15.
« Est-ce que je peux m’occuper d’animaux ? demanda Bruce.
— Non. répondit Mike. Je crois que je vais t’envoyer dans une de nos fermes. Je veux d’abord que tu t’occupes des plantes pendant quelques mois. Au grand air, là où tu pourras toucher la terre. Avec toutes ces sondes spatiales récemment, on a trop visé les étoiles. Je veux que tu fasses l’effort de…
— Je veux m’occuper de créatures vivantes.
— Mais le sol est vivant. La Terre vit toujours. C’est ça qui te sera le plus profitable. Tu as des notions d’agriculture ? Tu t’y connais en semailles, en culture, en moisson ?
— Je bossais dans un bureau.
— Désormais, tu seras en plein air. Si tu dois retrouver ta cervelle, il faudra que ce soit naturellement. Tu ne peux pas te forcer à repenser. Tu ne peux que continuer à travailler : ensemencer, labourer, t’occuper de nos vergers – comme on les appelle – ou détruire les insectes nuisibles. Ça, c’est une bonne partie de notre travail : détruire les parasites avec les aérosols qui conviennent. Mais on est très prudents, dans ce domaine. Les aérosols peuvent être plus nuisibles qu’utiles. Ils peuvent empoisonner, non seulement le sol et les récoltes, mais encore l’utilisateur. Ils peuvent lui bouffer la tête. » Mike ajouta après un silence : « Comme la tienne a été bouffée.
— D’accord », fit Bruce.
On t’a aspergé, songea Mike, en l’observant, et du coup tu es devenu un insecte. Vaporise une toxine sur un insecte et il meurt ; vaporise-la sur un homme, sur son cerveau, et il devient un insecte qui vibre et cliquette, tourne en rond jusqu’à la fin des temps. Une machine à réflexes, comme une fourmi. Il répète les dernières instructions.
Rien de neuf n’entrera dans ce cerveau, se dit Mike, parce que ce cerveau n’est plus là.
Et la personne qui se servait de ces yeux a disparu avec. Quelqu’un que je n’ai jamais connu.
Seulement, placé au bon endroit et dans de bonnes conditions, peut-être qu’il peut encore baisser les yeux et voir le sol. Voir que le sol est toujours là. Et y placer quelque chose de vivant, c’est-à-dire quelque chose qui diffère de lui. Pour que ça pousse.
Puisque c’est justement ce que lui – je devrais dire « ça » – ne peut plus faire : pousser. Cette créature à côté de moi est morte et ne poussera plus jamais. Ça ne peut que pourrir graduellement jusqu’au moment où ce qui reste sera mort aussi. Alors, on embarquera le tout dans une brouette.
On n’a guère d’avenir quand on est mort ; normalement, on doit se contenter du passé, et pour Arctor-Fred-Bruce, le passé n’existe même plus ; il ne lui reste que ça.
Sur le siège à côté de lui, le pantin effondré tressautait au gré des inégalités de la route. C’est la voiture qui lui donnait vie.
Je me demande, songea Mike, si c’est New Path qui lui a fait ça. S’ils ont envoyé une substance qui le réduirait à cet état, afin de le récupérer ?
Afin de bâtir leur civilisation au sein du chaos. Si on peut parler de « civilisation ».
Il n’en savait rien. Il n’était pas à New Path depuis assez longtemps. Le directeur l’avait informé que leurs objectifs lui seraient révélés seulement après qu’il aurait passé deux années supplémentaires à leur service.
Mais le directeur lui avait laissé entendre que ces objectifs étaient fort éloignés de la simple désintoxication.
Personne, sinon Donald, le directeur, ne connaissait la provenance des fonds de New Path. L’argent ne manquait jamais. Ma foi, songea Mike, ça rapporte pas mal de fabriquer de la Substance M. Dans des fermes éloignées, des petites boutiques et diverses installations camouflées sous l’appellation d’« écoles ». Il y a du blé à ramasser en la fabriquant, en la diffusant, et finalement en la vendant. Assez pour maintenir New Path à flot et lui permettre de croître – et de servir d’autres buts aussi variés que voilés.
Selon ce que New Path comptait vraiment faire.
En tout cas, il savait une chose – les gens du programme antidrogue le savaient – que l’opinion publique, et jusqu’à la police, ignorait.
Telle l’héroïne, la Substance Mort avait une origine organique. Elle ne sortait pas tout droit d’un labo.
Aussi ne choisissait-il pas ses mots au hasard lorsqu’il parlait, comme cela lui arrivait souvent, des bénéfices qui permettaient à New Path de croître.
Les vivants ne devraient jamais être manipulés pour servir les desseins des morts. En revanche, les morts – il contempla la coquille vide qu’était Bruce, posée sur le siège à côté de lui – doivent, dans la mesure du possible, servir les vivants.
Telle est la loi de la vie.
Et s’ils pouvaient éprouver quelque chose, les morts se sentiraient mieux d’être ainsi utilisés.
Les morts dont les yeux sont encore ouverts, même s’ils ne comprennent plus : ils sont nos caméras.